2 ans auparavant, Objectif

À l'heure dite, Rita annonça qu'une tentative de mise en communication était en cours, elle afficha à l'intention de Morgan les étapes de la négociation de la connexion sécurisée. Morgan effaça le relevé détaillé des échanges qu'elle avait demandé à l'IA quand elle vit qu'elle n'avait pas les connaissances requises pour comprendre les arcanes des protocoles. Un point restait irritant : l'IA regrettait être incapable de localiser la source de façon certaine. La voix était modifiée et la vidéo noire. Cependant, le ton était caractéristique : l'homme avait l'habitude de se faire obéir.

— Que voulez-vous savoir, demanda-t-il ?

— Je veux comprendre quelle est la mission, répondit Morgan.

— Je croyais que cette information vous avait été fournie.

— On m'a dit qu'il s'agissait de transporter des marchandises en contrebande. Ce que je veux connaître, c'est la nature de ces marchandises, et la raison pour laquelle vous souhaitez les faire monter en orbite, et pour le compte de qui, et pourquoi vous ne pouvez pas passer par la filière légale.

À l'autre bout, l'autre eut un rire désabusé.

— Cela fait beaucoup de questions.

— J'ai besoin de savoir, si je ne le sais pas, je ne le ferais pas.

— Vous connaissez les conséquences qu'un refus de coopérer aurait pour vous.

— Ne me menacez pas. J'ai horreur de cela.

— Nous pensions que l'incident dont a été victime votre compagne vous avait donné une idée plus claire de votre situation.

— J'ai conscience de ma situation et de mon impuissance face à vos menaces.

— Il ne s'agit pas juste de menaces, nous ne sommes pas dans le domaine du virtuel, fit-il avec sévérité. Il marqua quelques secondes de silence avant de d'ajouter : nous sommes prêts à passer à l'acte si vous résistez.

Morgan respira un grand coup, elle tremblait. Elle répondit avec calme :

— Et moi, je suis prête à en assumer les conséquences si ce que vous me demandez de faire ne me convient pas.

La ligne devint tout à fait silencieuse pendant de longues secondes. Morgan devina qu'il conférait avec un tiers.

— Vous avez utilisé le terme : filière légale. Cet adjectif semble bien décrire votre réticence. Cependant, notre activité n'est pas illégale, bien au contraire. De notre point de vue, ce que vous appelez filière légale est juste la filière classique. Laissez-moi vous expliquer la différence. Les activités spatiales sont portées à bout de bras par les pays riches, et en particulier le nôtre, les États-Unis d'Amérique.

— Vous êtes américain ?

— Oui.

Il y eut à nouveau un silence notable. Morgan se demanda si la façon dont elle avait posé la question avait laissé sentir qu'elle était soulagée, quelque part, d'apprendre cela, et si cet aveu n'était pas une erreur. Après tout, quelle preuve avait-elle qu'ils étaient américains ? Et s'ils l'étaient, qu'elle preuve cela apportait-il que leurs intentions étaient pures ? Elle demanda :

— OK, les États-Unis d'Amérique contribuent de façon considérable à l'effort spatial, c'est vrai, et alors ?

La voix qui lui répondit était différente de l'autre, déformée elle aussi :

— Nous avons bien compris que vous êtes une personne qui a un sens très élevé du devoir et de l'honneur, de ce qui est légal, honorable, et bénéfique au sens de valeurs morales élevées. Nous partageons les mêmes convictions. C'est pour cette raison qu'il est très important que nous vous expliquions pourquoi nous voulons organiser une filière parallèle et secrète, mais que vous ne devez pas considérer comme illégale.

— Elle sera illégale parce qu'elle ne suivra pas les procédures de l'ASI, répliqua Morgan. Je suis un officier de l'ASI, j'ai prêté serment pour obtenir ce statut, et ce serment implique que ce que vous me demandez de faire est une trahison.

— Holà, holà. Ne vous emballez pas, s'il vous plaît ! Vous êtes aussi un officier de l'armée des États-Unis d'Amérique si je ne m'abuse ?

Morgan hésita, elle savait où il voulait en venir.

— C'est exact.

— Et vous avez également fait un serment à cet égard.

— Oui.

— Maintenant, je voudrais que vous regardiez le statut de l'ASI à la lumière des intérêts géopolitiques globaux de notre pays. L'ASI a été créée par nous. D'autres y portent des efforts très importants, certains d'entre eux sont nos alliés stratégiques, y compris dans l'affaire qui nous concerne.

— Les Européens ?

— Oui. Laissez-moi vous donner une idée de l'importance du projet qui nous concerne. Il s'agit d'un projet qui est au même niveau d'intérêt stratégique pour les gouvernements fondateurs de l'ASI que la création de l'Agence elle-même. En d'autres termes, les instances qui ont défini ce qu'était l'ASI, qui lui ont donné les pouvoirs territoriaux qu'elle a dans l'espace, ces mêmes instances aujourd'hui ont un projet stratégique secret qui nécessite de faire monter du matériel et des hommes en orbite.

— Quel genre de matériel ? Je ne comprends pas pourquoi vous avez besoin d'une filière parallèle.

— Vous voulez savoir pour le compte de qui vous travailleriez parce que vous avez un sens très développé de l'honneur, et du bien, et du mal. Je vous l'ai déjà dit, nous apprécions cela.

— Et alors ?

— Alors, je veux vous rassurer : vous ne travaillerez pas pour les forces du mal.

— Quelle impression croyez-vous qu'une affirmation pareille puisse me faire ?

— Réfléchissez ! Si votre cargaison était une bombe, quel résultat obtiendrait-on ?

— Vous feriez sauter une navette, peut-être une station orbitale.

— Une navette ? Vous pensez que nous vous ferions sauter avec ?

— Vous ne croyez pas que c'est un objectif suffisant pour des terroristes ?

— Si. Mais vous ne pensez pas qu'il nous serait facile d'obtenir ce résultat sans avoir à tenter de compromettre quelqu'un comme vous ? Je sais que vous pouvez comprendre cette logique : notre objectif n'est pas de faire monter une bombe, une fois. Notre objectif est de créer une filière fiable pour faire passer de la marchandise, et nous voulons faire de nombreux vols. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin de quelqu'un comme vous. Vous comprenez ?

— Peut-être.

À nouveau, il y eut un long silence.

— Vous avez conscience que le fait de connaître la nature de ce que vous transporterez va aggraver votre situation ?

— C'est une éventualité que j'assume sur toute la ligne.

— Bien, alors voilà un point acquis : nous ferons en sorte que vous puissiez inspecter les cargaisons de fond en comble et vous assurer ainsi qu'elles ne recèlent pas une bombe.

Morgan hocha la tête.

— Qui êtes-vous ?

Après un silence, le premier interlocuteur parla :

— Nous sommes une organisation multinationale, nous employons toutes sortes de gens.

— De quels pays ?

— Des pays du G12, les États-Unis d'Amérique y ont une représentation puissante.

— Donnez-moi les noms des autres pays.

Il soupira.

— Les Européens sont aussi avec nous, nous l'avons déjà dit, en particulier les Français, ce sont eux qui vous ont piégée à Kourou. Aussi les Russes et les Japonais. Les Africains qui comptent sont nos alliés.

Morgan ne put s'empêcher de grimacer à cette dernière affirmation. Elle demanda :

— Et les Chinois ?

Il hésita de longues secondes avant de répondre :

— Non, les Chinois ne sont pas dans le coup, ni les Indiens. Les Coréens non plus.

— Qui dirige cette organisation ?

— Un comité de personnes de chaque pays membre.

— Vous en faites partie ?

— Non, mais je travaille pour ce comité, je lui rends compte en direct. Ce projet qui m'a été confié et que j'entends bien faire réussir est très important, je le répète.

— Quel est l'objectif de cette organisation ? À quoi va servir cette filière, à quoi vont servir les matériels que vous voulez me faire transporter ?

Il y eut un silence de plus d'une minute, il était évident que ses interlocuteurs conféraient entre eux.

— Nous pensons que ce qui est fait aujourd'hui pour mettre en place le Système de Défense Spatiale n'est pas suffisant. Nous pensons pouvoir utilement ajouter notre pierre à l'édifice.

— Pourquoi le faire de façon occulte ?

— Il y a des tensions politiques et des traités internationaux qui limitent notre marge de manœuvre.

— Je ne parviens pas à croire cela. Soyez plus explicite.

— Il y a des technologies qui existent, mais qui sont gardées secrètes. Pour être exact : dont le niveau d'avancement et de maturité est gardé secret. Or l'ASI est un organisme international en essence transparent pour tous les gouvernements qui en ont ratifié les statuts, c'est-à-dire tout le monde. Nous pensons que nos nouvelles technologies doivent être déployées dans l'espace, mais les gouvernements qui les contrôlent ne souhaitent pas que certains autres gouvernements aient accès à ces technologies.

— Ce sont des armes, conclut Morgan.

Il y eut un bref silence.

— Oui, des armes ou les moyens de les produire.

— Quel genre d'arme ? Des canons électromagnétiques ? Des lasers gamma ? Des bombes thermonucléaires ?

Il rit.

— Vous vous doutez bien que je ne peux pas vous le dire. En fait, nous sommes arrivés à l'extrême limite de ce que je peux vous dire. Mais votre petite liste indique que vous avez compris le niveau du jeu.

Morgan l'interrompit avec force :

— Pour moi, ce n'est pas un jeu.

Il y eut deux secondes de silence et la première voix répondit en posant ses mots. Malgré le brouillage, le ton menaçant était palpable :

— Non, pour nous non plus. Je vous l'ai déjà affirmé : nous sommes tout à fait décidés à parvenir à nos fins, et croyez-moi, l'éventualité d'avoir à ruiner l'existence d'une personne comme vous ne nous fait ni chaud ni froid.

Morgan laissa retomber la tension en attendant quelques secondes avant de répondre :

— Comment pourrais-je avoir confiance ? Comment pouvez-vous penser que je puisse faire la contrebande d'une bombe thermonucléaire ?

La seconde voix lui répondit :

— Votre exemple est caricatural, nous ne nous intéressons pas à des choses aussi grossières que les bombes H. De plus, je peux vous garantir que vous ne transporterez que des pièces détachées. La raison en est que le risque que ces marchandises soient saisies est très réel. Vous comprenez cela ? Prenons un exemple. Supposons que des gens travaillant pour le gouvernement de votre pays aient mis au point un nouveau rayon de la mort, c'est un exemple idiot. Vous comprenez que ce gouvernement ne permettrait pas que la capture d'une cargaison unique donne cette technologie à d'autres ?

— Je comprends, fit Morgan, elle réfléchissait. Il fallait qu'elle en apprenne plus, qu'elle gagne du temps. Chaque information obtenue pouvait améliorer sa position et augmenter ses chances. Elle demanda :

« Que se passerait-il si quelqu'un venait à éventer l'affaire ?

— Officiellement, nous n'existons pas, et vous ne pourrez pas faire la preuve de notre existence, ni obtenir plus d'information à notre sujet.

La première voix ajouta :

— Si vous étiez découverte, vous seriez arrêtée.

— Pour trahison, fit Morgan.

— Vous seriez arrêtée et jugée pour un certain nombre de délits graves. Afin d'éviter cela, nous vous fournirons les moyens de disparaître sous une fausse identité en cas de coup dur, dont nous aurions vent sur-le-champ grâce à nos antennes dans l'ASI. Nous allons de même vous fournir des fonds d'urgence afin de couvrir cette éventualité. Nous vous ferons bénéficier du même système qui permet de protéger les témoins et les repentis des grandes affaires internationales.

— Alors, je veux des papiers pour ma fille.

— Votre fille aussi, c'est évident

— Et ma compagne aussi.

Il hésita deux secondes

— Je lance la procédure pour votre compagne. Dois-je comprendre que votre réponse est positive ?

Ce fut le tour de Morgan d'hésiter. Elle avait une envie furieuse de lui dire d'aller se faire foutre.

— Je ne sais pas, admit-elle en définitive.

La tonalité de fin de session sonna, il avait coupé. Morgan eut aussitôt le sentiment d'avoir commis une erreur.